Le 5 avril 2017, la procureure de Châlons-en-Champagne (Marne) a requis quatre ans de prison contre Christophe Delaval, exploitant agricole, qualifié d’« escroc ». Les griefs évoqués contre lui vont de l’abus de biens sociaux au blanchiment d’argent en passant par le travail dissimulé. Or, l’accusation, relayée et appuyée sans aucune distance par la presse locale (l’Union), n’a présenté qu’une partie superficielle du dossier, passant sous silence nombre des faits qui éclairent l’affaire d’un tout autre jour.
> Enquête (2) : L’affaire Christophe Delaval, agriculteur passible de quatre ans de prison : un inquiétant procès à double fond
Dans son édition du 7 avril 2017, le journal l’Union écrit : « Un homme de 57 ans était jugé hier [en réalité avant-hier] pour escroqueries et blanchiment. Il aurait créé de multiples sociétés par lesquelles ont transité quelque 6 millions d’euros ». Et, sans attendre le jugement qui doit intervenir le 7 juin prochain, il condamne déjà le prévenu (dont le nom est tu mais que tous les habitants de la région ont facilement reconnu, d’autant plus qu’un article le nommant a été publié précédemment sur cette affaire) en titrant : « L’agriculteur fraudeur cultivait surtout le blé ».
Déjà, le 10 juillet 2012, un article du même journal faisait état de l’incarcération de M. Delaval (en citant son nom) sans préciser qu’il s’agissait d’une peine de prison préventive, c’est-à-dire avant que les faits qui lui étaient reprochés fussent jugés.
Mais, dans l’esprit du journaliste, il est clair que l’agriculteur de Saint-Germain-la-Ville, à quelques kilomètres de Châlons, est coupable.
Présomption d’innocence bafouée
Faisant fi de la déontologie journalistique, qui impose l’impartialité et la présentation équitable des thèses contradictoires, et bafouant la présomption d’innocence, l’article titrait, dans cette édition de 2012 : « Écroué pour une série de malversations, l’agriculteur cultivait la fraude et récolte la prison [préventive] ». En outre, le texte est parsemé non de faits avérés mais de suppositions, puisque l’enquête destinée à en établir l’éventuelle réalité devait durer jusqu’au procès d’avril 2017 et en juin de la même année pour le délibéré, soit cinq ans plus tard.
M. Delaval, son épouse, ses enfants et ses parents sont bien connus des habitants de Saint-Germain-la-Ville, où ils demeurent depuis plusieurs générations, et de la région.
Après la parution du premier article en 2012, tout le monde tombe des nues : l’intéressé lui-même en premier lieu, mais aussi ses parents, ses amis, ses voisins, dont beaucoup se détournent alors de lui.
La famille elle-même est divisée. Son épouse demande le divorce. Ses parents ont vu leurs sociétés mises en liquidation. L’administrateur ayant arrêté le remboursement de leurs emprunts, les banques les ont assignés en tant que cautions. On peut imaginer les tensions qu’une telle situation a pu engendrer…
Un « escroc »
Personne ne pouvait soupçonner que l’homme de 51 ans (en 2012), qui aide sa famille propriétaire de plusieurs fermes et sociétés commerciales (immobilier, matériel agricole, énergie renouvelable), est en fait, aux yeux des gendarmes et de l’institution judiciaire, un « escroc ». M. Delaval a beau se défendre, tenter de s’expliquer, on lui réplique systématiquement : « Si c’est écrit dans le journal, c’est que c’est vrai ! Ils ne peuvent pas inventer, quand même ! Il n’y a pas de fumée sans feu », etc.
En fait, pour bien comprendre l’histoire, il faut remonter à il y a une quinzaine d’années, lorsque Christophe Delaval connaît ses premiers ennuis avec la Mutualité sociale agricole, la MSA, sécurité sociale des agriculteurs.
En 2008, la ferme dite des Ajaux subit une procédure de redressement judiciaire (cassé par la suite en appel), suite à une dette d’environ 62 k€ envers la MSA, avant que la faillite personnelle de M. Delaval soit prononcée, assortie d’une première interdiction de gérer. S’ensuit une succession de conflits avec cet organisme et d’autres acteurs institutionnels, conflits qui aboutissent à une opération spectaculaire de gendarmerie, une cinquantaine de militaires débarquant dans les demeures familiales avec chien renifleur, en juin 2012, pour effectuer une série de perquisitions et de gardes à vue.
C’est alors que M. Delaval est incarcéré préventivement « pour les besoins de l’enquête ». Il passe huit mois en prison, malgré une grève de la faim de l’intéressé qui proteste toujours de son innocence.
Sa mère, qui travaillait avec lui, est placée sous contrôle judiciaire avec interdiction de gérer et d’entrer en lien avec son fils. Trois contrats d’assurance-vie sont saisis, soupçonnés d’avoir été alimentés par de l’argent frauduleux.
Un passé conflictuel avec la MSA
Ce passé conflictuel est passé totalement sous silence par le juge et par l’Union qui, étant en situation de monopole sur le secteur, peut écrire ce qu’il veut sans être contredit par un confrère.
Certes, la presse est libre, mais dans un fait divers aussi grave, conduisant à l’incarcération d’un homme, à sa ruine économique et à celle de sa famille, un minimum d’exigences sont requises, dont celui de ne pas présenter un citoyen comme coupable tant que son affaire n’a pas été jugée ; de présenter l’argumentation de l’accusé avec équité, c’est-à-dire avec le même poids que l’accusation et la même impartialité ; de mettre en balance, face au réquisitoire du procureur, les éléments juridiques concrets présentés par la défense.
Sur ce dernier point, ayant assisté au procès de M. Delaval du 4 avril dernier à Châlons-en-Champagne, nous avons vu qu’une seule journaliste suivait les débats. Celle-ci prenait des notes lorsque le juge et la procureur parlaient et s’en est abstenue lorsque la défense a présenté ses arguments. Or, il était impossible de rendre compte avec exactitude de la position de la défense sans suivre son raisonnement juridique, accompagné de force références à des articles de loi. Pour suivre ce raisonnement, il eût fallu, soit prendre en sténo l’argumentation de l’avocate, soit demander à celle-ci de lui communiquer ses conclusions.
Carence déontologique et partialité
Ce que la journaliste n’a pas fait, aux dires de l’avocate.
Cela a eu pour résultat, dans l’article du 7 avril 2017, que seuls deux petits paragraphes (sur les trois colonnes de l’article) sont consacrés à la défense, et encore, sans aucun des éléments concrets ou « techniques » présentés par la défense :
« Les enquêteurs ont beau aligner les preuves, écrivent les journalistes[1], l’agriculteur n’en démord pas, c’est une vraie cabale qui est menée contre lui : « J’ai été accusé de beaucoup de choses, du vol d’animaux à celui de palettes de champagne. Ils ont voulu détruire ma famille. Ils ont réussi. »
Ses avocates jouent sur le même registre, dénonçant un « dossier vide » qui vise à « éradiquer » la famille et s’offrent quelques tacles : « Ils ont considéré comme suspect tout ce qu’ils ne comprenaient pas ! »
Présenté comme cela, le dossier paraît simple effectivement ! Or l’affaire est extrêmement complexe. Manifestement, l’Union n’a pas voulu investiguer et s’est contenté de la thèse de l’accusation.
Ouvertures, qui fut alerté il y a quelques années par un des avocats des trois prévenus (Christophe Delaval, sa mère et une entrepreneuse polonaise qui effectuait des travaux), a décidé de se saisir de ce dossier. La carence déontologique et la partialité du quotidien local l’ont poussé à plonger dans les détails de l’affaire, lui permettant ainsi de se faire une opinion bien différente de celle présentée par l’accusation.
D’autres articles suivront, notamment pour donner le point de vue de l’accusé, un point de vue qu’il n’a jamais pu exposer dans toute son ampleur.
[1] L’article comporte deux signatures.
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