Instructif mais un peu désespérant, ce livre d’Ingrid Riocreux (La Langue des médias. Destruction du langage et fabrication du consentement. Editions de l’Artilleur/Toucan), agrégée de lettres modernes et docteur de l’Université Paris-Sorbonne.
Son analyse repose sur un décryptage lumineux du discours des journalistes – rarement réalisé par les journalistes eux-mêmes – et difficilement réfutable car résultant d’une méthode simple mais éprouvée : voir le monde à travers les yeux de l’autre (ou de l’opposé), ce que peu de gens savent faire, même ceux qui devraient en faire une règle professionnelle essentielle.
Désespérant ce livre car il démonte sur 330 pages, avec précision et pertinence, d’innombrables propos journalistiques, mettant au jour, derrière la relation apparemment ou prétendument objective des « faits », tout l’appareil idéologique ou moral de chacun des informateurs. Ceux-ci ont beau tenter de masquer les raisons profondes qui orientent leurs choix, ils étalent en fait leur subjectivité malgré eux. Une subjectivité que subodorent intuitivement les lecteurs ou les téléspectateurs et qui peut provoquer leur ire ou leur mépris.
Paranoïa anti-médiatique
Cet affichage non délibéré des partis pris des informateurs provoque chez le public une désaffectation envers le milieu médiatique quand ce n’est pas une « paranoïa », voire une haine franche, devant des formulations qui ne correspondent pas à la réalité qu’il observe.
Il se tourne alors vers l’Internet, vers la réinfosphère (sites de « réinformation ») avec le risque de faire trop confiance à ces médias alternatifs qui, pour la plupart, ne sont pas plus objectifs ni contradictoires mais simplement orientés autrement idéologiquement.
Bref, le consommateur de médias, se trouve happé dans des univers de bienpensance ou de dénonciation systématique et souvent conforté dans ses propres visions du monde.
La construction d’une vérité partagée, faite d’une confrontation de contradictions, d’argumentations rationnelles, de rhétorique, est en réalité absente du débat collectif.
Le Journaliste inquisiteur
Extrait : « Le journaliste n’a pas le pouvoir de mettre en garde à vue ni d’envoyer en prison celui qui déroge à la doxa obligatoire. Comme l’inquisiteur, il est celui qui interroge le suspect ; et il pose les mêmes questions que lui : « vous rendez-vous compte de la gravité de vos propos ? », « regrettez-vous d’avoir dit cela ? » Ce sont des questions qui n’auraient rien à faire dans la bouche du Journaliste s’il était seulement en charge de communiquer des informations, puisque ce sont de fausses questions. Quand le Journaliste demande à son interlocuteur : « à combien estimez-vous aujourd’hui le nombre de personnes touchées par le virus ? », il pose une vraie question.Quand il demande à quelqu’un : « regrettez-vous d’avoir tenu de tels propos ? », il ne cherche pas à obtenir une information ; il veut vérifier l’adhésion au dogme, il pose une question qui a valeur de test moral, tout en donnant à l’accusé une occasion de se rétracter, de réfuter ses propres mots et de rentrer dans le rang. Le Journaliste trouve ridicule et outrancière cette comparaison avec l’inquisiteur. C’est qu’il se représente celui-ci comme un monstre sanguinaire et borné, l’incarnation d’un obscurantisme auquel s’opposerait, justement, le libre accès à l’information. Mais sauf exception, l’inquisiteur n’est pas méchant. C’est un homme de conviction au service d’une idéologie. Comme le Journaliste. Et comme lui, il a toujours bonne conscience. »
La grande qualité de cet ouvrage réside dans la déconstruction magistrale du langage médiatique qu’il illustre de mille façons. L’usage qui est généralement fait de mots tout prêts par les journalistes traduit un manque de réflexion et une idéologie sous-jacente : « Migrants, islamo-fascisme, climato-scepticisme, europhobie, etc., personne ne s’interroge sur le bien-fondé de toutes ces notions ni même sur ce qu’elles désignent précisément. Ce qui compte, ce n’est pas la définition du mot, c’est le consensus qu’il entretient. (…) Mais on peut aussi refuser cette connivence imposée ».
Mal pernicieux
Mais on pourra regretter le choix restreint du champ d’investigation (politique, mœurs) et surtout l’absence de propositions constructives. Nulle part n’est dessinée la voie vers l’élaboration d’une information sûre et à l’éthique garantie.
Le mal diagnostiqué est profond et d’autant plus pernicieux qu’il se loge dans la banalité de la production journalistique. Il est invisible aux yeux mêmes de ceux qui « fabriquent » l’information. Le public, s’il est aujourd’hui moins naïf qu’il y a encore quelques années, et malgré la grille de lecture du livre, n’a pas pour autant les outils rationnels pour décrypter les mécanismes de propagande inconsciente des journalistes.
Et, surtout, ce livre laisse le journaliste sans méthode pour repérer, dans son propre fonctionnement, les mécanismes qui le trompent lui-même. Un deuxième ouvrage, plus pédagogique, serait bienvenu…