Jean-Louis Prata, directeur de recherche et développement à l’Institut de médecine environnementale (IME) et à l’Institute of NeuroCognitivism (INC), commente les résultats de l’Estime, une étude multinationale sur le stress au travail et le moral des salariés.
– Quels sont les éléments les plus significatifs que vous avez tirés de l’enquête ?
– Contrairement à une idée reçue, les managers opérationnels et leurs comportements ne sont pas la première cause des risques psychosociaux ni même la plus importante. C’est plutôt rassurant. Les causes sont comme on le sait aujourd’hui organisationnelles, mais aussi individuelles. Arrêtons donc de « tirer » sur les managers qui font ce qu’ils peuvent, hors exception, pour que les gens travaillent dans de bonnes conditions.
Autre surprise, l’hyperinvestissement émotionnel au travail ressort comme un facteur important de stress. Plus de 30% des sondés ont cette posture de surinvestissement, ils ont une tendance “work addicts”, jamais assez satisfaits en termes de reconnaissance et de réussite. C’est le terreau désigné pour le “burnout” [syndrome d’épuisement professionnel].
Enfin, l’incohérence organisationnelle apparaît comme un facteur important de risques psychosociaux, de stress au travail. Important mais pas unique. Pour faire de la bonne prévention, il faut donc agir sur les trois niveaux : individuel, managérial et organisationnel.
– Cette analyse ne dédouane-t-elle pas le manager de sa responsabilité dans ce domaine ?
– Les entreprises ont le devoir de gérer leurs ressources humaines en tenant compte de leurs forces et de leurs faiblesses. Il faut d’abord chercher à connaître les gens avec leurs capacités et leurs limites. Idem pour les aspects psychologiques : il faut comprendre leurs attitudes. L’entreprise n’est pas responsable du fait qu’une personne soit en risque de surinvestissement, mais elle est responsable de la façon dont elle va l’employer. Le DRH et le manager doivent savoir décoder cette situation et agir en conséquence. Le manager revient en force comme levier de prévention.
L’Estime (Etude sur le Stress au Travail – IME) est une étude internationale menée par l’Institut de médecine environnementale (IME) en partenariat avec l’Institute of NeuroCognitivism (INC) & TNS Sofres, auprès de 7 025 répondants (ensemble des actifs, hors chômeurs) dans 5 pays et régions : France, Belgique francophone et néerlandophone, Suisse romande et Québec. L’Estime est issue de 25 années de recherche et d’un modèle scientifique interdisciplinaire, allant des neurosciences aux sciences de l’organisation. Son questionnaire analyse le moral et le stress au travail selon les 3 dimensions de l’individu, du management et de l’organisation. |
– Mais si l’employé est en décalage moral avec les missions qui lui sont confiées ? On parle aujourd’hui de « souffrance éthique »…
– Plusieurs cas de figure peuvent se présenter. On peut d’abord être confronté à ses propres intolérances en fonction de ses propres valeurs. Quelqu’un qui vibre fortement aux valeurs de solidarité ne va pas aisément vendre du crédit à la consommation aux plus démunis… Si ce qui est demandé est non seulement non éthique mais illégal, on peut (et doit) refuser de jouer le jeu.
Généralement, les cas rencontrés de souffrance éthique sont plus soft, entre éthique et peu éthique mais raremant illégaux. Pour sortir de l’incohérence, on peut chercher une activité plus conforme à ses valeurs. Ou, quand ce n’est pas possible, se battre pour faire évoluer le système. Mais cela prend du temps. A court ou moyen terme, on peut s’efforcer de reconsidérer ses propres valeurs. Si une personne qui valorise l’harmonie déteste les conflits et travaille pour un service contentieux, soit elle change de travail, soit elle assouplit son aversion au conflit. Ne rien faire peut conduire à la souffrance au travail, même si cette personne dispose d’excellentes conditions de travail, de latitude décisionnelle importante et de soutien managérial.
– Ne serait-ce pas se trahir ?
– Pas forcément. Nos valeurs nous conduisent souvent à porter des jugements moraux tranchés et sans nuance, qui sont par essence erronés. On peut trouver d’autres motivations, en interrogeant d’abord ses passions, ses centres d’intérêt pour trouver à nouveau du sens. Exemple : un soignant à l’hôpital dont la motivation première est le soin au patient, son accompagnement psychologique. Il peut souffrir du mouvement récent de recherche d’économies budgétaires, d’une volonté d’optimisation des services qui tend à multiplier les actes et à diminuer le temps accordé aux patients. Ce décalage entre sa conception du métier et la réalité des pratiques quotidiennes peut être pour lui source de souffrance. Il peut alors chercher à retrouver du sens en pensant que ces évolutions permettent en fait de conserver un système social développé, de continuer à financer un système de santé gratuit et solidaire. A court et moyen terme, on peut ainsi maintenir sa motivation et son bien-être dans un système ultralibéral qui s’emballe avec tous les dégâts économiques, sociaux et écologiques que l’on sait.
– L’enquête révèle que la France ne se trouve pas en très bonne position sur le plan du stress en entreprise…
– Elle est globalement le plus mauvais élève ! Chez les Suisses et les Québécois, qui sont les meilleurs élèves, la préoccupation du bien-être et de la qualité de la vie au travail est une réalité. Dans les pays de culture plutôt anglo-saxonne, comme chez les Flamands en Belgique, ce qui sauve, c’est le moindre lien affectif avec l’entreprise : « Je suis payé, je fais ce qu’il faut, mais surtout j’ai une vie riche à côté ». Si on n’est pas content, on quitte facilement l’entreprise.
En France, on a plutôt tendance à rester, mais on critique et on râle. C’est parfois la « guerre de tranchées ». L’emploi étant plus protégé, on prend moins facilement des risques. Du coup, au lieu de “divorcer”, en se donnant les moyens de trouver un autre job, on s’enferme dans une situation qui provoque de la souffrance. C’est d’ailleurs une autre surprise de l’enquête : c’est chez les fonctionnaires que l’on note le plus de stress. On pourrait croire l’inverse en raison de la sécurité de l’emploi dont ils bénéficient. Eh bien non, cette sécurité n’est pas un facteur de bien-être face aux problèmes de fonctionnement organisationnel ou de management.
– Qu’avez-vous appris d’autre sur la situation en France ?
– Que c´est en France que l´on a la plus mauvaise façon de gérer l’erreur, le défaut chez les employés. Le management a généralement une attitude morale, sanctionnante, culpabilisante envers celui qui a fait une erreur. Du coup, par exemple lors d’un contrôle effectué dans le cadre d’une démarche qualité, on cherche à masquer ses erreurs ou ses faiblesses. Ceci au détriment de tout le monde, y compris au détriment de la rentabilité de l’entreprise. Il faut au contraire reconnaître un véritable droit à l’erreur. Aucun être humain n’est capable d’être individuellement parfait ! Vouloir le zéro défaut pour l’entreprise, collectivement, est un objectif sain. En revanche, le vouloir individuellement pour les salariés est une aberration ! Face à un défaut constaté, on devrait avoir une attitude plus mature et dire : « Super ! On a trouvé le moyen d’améliorer la situation ! » On ne juge pas la personne, on l’évalue, on émet envers elle une critique bienveillante. S’ils étaient effectués dans cet état d’esprit, les contrôles seraient beaucoup mieux acceptés et seraient plus productifs !
> Dirigé par le Dr Jacques Fradin, l’IME est un institut de recherche interdisciplinaire (Laboratoire de psychologie & neurosciences) et d’expertise auprès des entreprises et institutions (management durable des hommes et des organisations). Partenaire privilégié de l’IME, l’INC a été cofondé en 2008 par Jacques Fradin, Jean-Louis Prata, Chantal Vander Vorst et Pierre Moorkens. Ce dernier préside également la Fondation M qui finance l’Association pour la promotion de l’information citoyenne (Apic), éditeur d’Ouvertures.
Dixit le début de l’article : “Les causes sont comme on le sait aujourd’hui organisationnelles, mais aussi individuelles. Arrêtons donc de « tirer » sur les managers qui font ce qu’ils peuvent, hors exception, pour que les gens travaillent dans de bonnes conditions.”
A bon! Le fait d’arrêter de “tirer” sur les managers permettrait aux gens de travailler dans de bonnes conditions???
La faute à l’organisation, mais surtout pas à l’absence de moyen. Mais à qui incombe et à qui fait on supporter injustement la responsabilité de l’organisation, qui est souvent lié au manque de moyen? Au manager, qui sont mis dés le départ dans des situations d’échec mais dont on espère ou pas qu’il saura faire au mieux.
La dimension individuelle, forcément puisqu’il s’agit d’humain et non d’une machine. Mais là, cela implique que toute personne travaillant fasse du développement personnel pour gagner en autonomie, en relationnel, pour être plus à l’aise au changement. Un changement qui aujourd’hui va si vite qu’il ne permet plus à l’humain de l’intégrer, et qu’un autre changement arrive, puis un autre, puis un autre.
Un humain en situation de travail confortable n’a pas de raisons de stresser, d’autant s’il n’est pas mis en compétition extrême (Benchmarking) avec les collègues, que son activité porte sens à ses valeurs, et qu’il se sente reconnu en tant que sujet et non objet de production jetable.
Aujourd’hui nous remettons en place dans nos entreprises et institutions des organisations qui appartiennent au “moyen âge”, des organisations empiriques qui n’appartiennent plus à nos niveaux de conscience et d’existence, des organisations de productivismes au sein même des associations.
Les managers servent juste de fusibles entre les directions conscientes ou irresponsables et la base. Les services RH (ressources humaines) sont surnommés les RI (ressources inhumaines).
La difficulté est d’être dans une mondialisation où nos modèles de management qui jusque là correspondaient à notre évolution, sont maintenant délocalisés pour répondre à celle des pays émergents et dont on ne peut pas continuer à s’appliquer dans les pays occidentaux car nous n’avons plus la conscience, ni l’envie, ni les moyens humains pour entrer dans ce jeu de dupes et d’illusions financières. Car une fois que l’humain a incarné la matérialité il constate que cela ne peut suffire à le réaliser dans sa vie.
“Le sens ultime de la vie humaine n’est pas avoir, mais être.”
Arnaud DESJARDINS
“On ne peut pas résoudre un problème avec le même type de pensée que celui qui l’a créé”. Albert EINSTEIN
@NEGRI Ce n’est pas “Le fait d’arrêter de « tirer » sur les managers” qui “permettrait aux gens de travailler dans de bonnes conditions”. La phrase dit simplement que “les managers (…) font ce qu’ils peuvent pour que les gens travaillent dans de bonnes conditions”…
Sinon, d’accord avec tout votre commentaire.
Bonjour,
Je lis : “L’enquête révèle que la France ne se trouve pas en très bonne position sur le plan du stress en entreprise… Elle est globalement le plus mauvais élève ! Chez les Suisses et les Québécois, qui sont les meilleurs élèves, la préoccupation du bien-être et de la qualité de la vie au travail est une réalité.
En France, on a plutôt tendance à rester, mais on critique et on râle.”
Oui, en France, on reste mais on râle… et les salariés se suicident à leur poste de travail. Pour quelles rasions, à votre avis ?
Parce qu’en France, on dit :”surtout, ne démissionne pas… tu vas perdre tes droits aux ASSEDIC ! Il vaut mieux tenir que courir !” Etc. Et puis, quelle compassion pour ce malheureux salarié qui est mort à son poste ! Lui, au moins, il est allé jusqu’au bout. Quel beau discours judéo-chrétien… et par conséquent, hypocrite à souhait.
Si, en France, on pouvait sortir de ce schéma destructeur (surtout, ne démissionne pas !) les salariés oseraient enfin se libérer de leurs emplois toxiques !
Pour conclure : en France, nous vivons dans une société, une culture, qui valorise la souffrance ! Ne dit-on pas : “il faut souffrir pour être belle” ou “tu enfanteras dans la douleur”, ou “on n’a rien sans peine”… tout un programme !
En France, un salarié qui démissionne est mal vu : il est jugé, accablé, considéré comme un lâche, voire même comme un faible. En France, il faut souffrir… partout, tout le temps, y compris au travail !
Dans ces conditions, pour quelles raisons voulez-vous que les chefs d’entreprise et les managers cherchent le bien être de leurs salariés, puisque ceux-ci se complaisent dans leur malheur ?
Ce qui reste tristement «spectaculaire» avec les risques psychosociaux c’est que 5 ans après l’accord (ANI) sur le stress au travail de 2008 et le plan d’urgence sur la prévention du stress en France de 2009 les véritables avancées se compte toujours au millimètre. Pire, avec la crise les choses s’aggravent. Pourtant la liste des 100 principales causes de non qualité de vie au travail, de stress et de souffrance est maintenant clairement établie (http://astouric.icioula.org/) et il serait facile de palier plus d’une. Par exemple, la souffrance que les cadres répercutent forcement sur leurs équipes lorsqu’ils manquent de marge de manœuvre, lorsqu’ils n’ont pas été formés à leur travail d’encadrants ou encore lorsqu’ils sont obligés de faire autant pression sur leurs collaborateurs ou bien ne sont pas en mesure de négocier leurs objectifs … Bref, lorsque la Direction Générale leur confisque les moyens d’agir. Quel gâchis !