Emmanuel-Juste Duits, Après le relativisme. De Socrate à la burqa, Les éditions du Cerf (2016), 188 p, 19 €.
Commençons par évoquer mes liens avec l’auteur. Notre rencontre date de 2002, une époque à laquelle Google n’était encore qu’une start-up et Facebook n’existait pas. C’est donc probablement à AltaVista que nous devons de nous être trouvés… J’explorais alors le web naissant à la recherche d’idées et d’outils nouveaux pour une démocratie plus participative et Emmanuel-Juste venait de publier L’homme réseau. Il rêvait déjà d’une société ouverte où « la multiplicité des modes de vie, des savoirs et même des croyances opposées » seraient source de richesse plutôt que de haine entre communautés. Il voulait « ouvrir la possibilité d’une confrontation constructive entre les myriades d’univers sociaux. » Un petit groupe s’est alors formé, avec entre autres Eric Brucker, un militant écologiste qui avait créé un site de « débats démocratiques déroulants disciplinés ». Ensemble, nous avons créé hyperdebat.net, site expérimental de débat méthodique, aujourd’hui rattaché à l’Apic, association éditrice d’Ouvertures.
Le débat ou l’éclatement
Le constat fait par l’auteur dans son premier livre est non seulement toujours d’actualité, mais le morcellement de nos sociétés en petits univers qui s’ignorent ou se rejettent ne fait que s’accentuer. Chacun se crée une représentation de la réalité excluant tout consensus sur des actions communes : adeptes des médecines douces contre fidèles de la médecine basée sur les preuves, écologistes contre chantres de la croissance, partisans de l’accueil des migrants contre repli à l’intérieur de nos frontières, etc.
Au lieu de chercher à résorber ces antagonismes, nous nous sommes repliés sur une solution de facilité : puisque nous sommes incapables de nous entendre, tentons de vivre sans heurts en faisant preuve de tolérance. Puisqu’il est impossible de discuter des valeurs, faisons comme si elles se valaient toutes. Mais, nous dit E.J. Duits, ces expédients ne tiendront qu’un temps dans un monde qui craque de toutes parts, où nous aurions grand besoin d’une boussole commune pour ne pas aller à notre perte.
Face à ces dangers, en philosophe, l’auteur voudrait remettre la raison et le débat au cœur de la démocratie, sur le modèle socratique de l’agora. Lutter contre le chaos informationnel, contre la séduction du divertissement, contre l’idée que les valeurs ne se discutent pas. Imaginer des lieux de débat qui permettraient de partager information et expériences, de réduire la complexité inutile, de construire des argumentations. S’occuper enfin de notre avenir !
Une utopie concrète ?
Ce livre a le mérite de nous réveiller. De nous faire prendre du recul sur ce que nous croyons aller de soi parce que nous baignons dedans. Ainsi de la tolérance, qui va de soi tant qu’elle ne remet pas en cause nos valeurs implicites. De nous faire prendre conscience que nous avons pour la plupart renoncé à chercher un sens à notre existence et que nous nous contentons d’un petit bonhomme de chemin. Il nous presse de nous ressaisir, de nous prendre en main, d’aller à la rencontre de l’Autre, de se confronter à lui. Après les utopies concrètes, la grande utopie d’Emmanuel-Juste Duits, c’est un débat généralisé et méthodique, osant s’attaquer aux valeurs, aux questions existentielles et même à Dieu. Utopique ? Sûrement, parce que cela fait des millénaires que nous nous battons au nom de Dieu ou contre lui, sans jamais avoir réussi à lui trouver ne serait-ce qu’un nom commun. Et surtout, l’expérience d’hyperdebat montre que la plupart d’entre nous ne souhaitons pas aller au fond des choses. Nous préférons la satisfaction d’avoir raison à celle d’approcher la vérité. Nous préférons donner notre avis plutôt que recevoir la contradiction. Confort illusoire…
Emmanuel-Juste Duits a donc raison d’enfoncer le clou. Car comme l’espère Marc Augé, « peut-être admettrons-nous un jour qu’il n’y a pas d’autre finalité pour les humains sur Terre que d’apprendre à se connaître et à connaître l’univers qui les entoure – tâche infinie qui les définit comme humanité à laquelle et de laquelle chacun d’entre eux participe. »(*)
(*) Marc Augé, Fin de la crise, crise des fins, M Le Monde, 9/09/2010
>> Lire aussi : Emmanuel-Juste Duits, Le dialogue sur des questions existentielles est-il encore possible ?
Ce livre veut “nous faire prendre conscience que nous avons pour la plupart renoncé à chercher un sens à notre existence et que nous nous contentons d’un petit bonhomme de chemin.” : là où cela devient de l’angélisme, c’est de ne pas se rendre compte que de tout temps, il en a été ainsi, car c’est la nature de l’homme dont la tendance est la satisfaction immédiate des besoins et d’abord matériels. Par quel coup de baguette magique, via quel livre comme celui-ci voudriez-vous que les choses changent fondamentalement ? A priori un livre inutile, car il ne sera lu que par les esprits éclairés, les convaincus et donc faisant partie de la frange extrêmement réduite de ceux qui ont “cherché un sens à leur existence” et à supposé qu’ils persistent et qu’ils ne soient pas découragés et ne soient dès lors pas tentés par les chimères du matérialisme…, face à la meute des moutons de Panurge…
Je n’ai pas encre lu le livre, mais je ne pense pas, comme vous dites Baudouin, qu’il soit “inutile”. En effet, même s’il ne touche qu’une “frange très réduite” de gens, dont je fais partie à vos yeux certainement, il précise la pensée, met en avant des repères, une direction. Cela aide à la réflexion.
Ce ne me semble pas être non plus de “l’angélisme”, car l’expression des idées justes, l’effort philosophique, précèdent souvent les évolutions sociétales. Comme le disait Lamartine, “les utopies ne sont que des vérités prématurées”.
Cela dit, je reconnais bien volontiers que cela ne suffit pas à faire descendre le Ciel sur la Terre, si c’est à cela que vous pensez. Mais, dites-moi, que proposez-vous de mieux ? A moins que, “la nature de l’homme” étant celle que vous décrivez, et seulement cela (ce que je ne crois pas), vous désespériez du genre humain…
M. Lagardette. Merci pour ces propos tout en nuances et la sagesse qui s’en dégage. “[…] l’expérience d’hyperdebat montre que la plupart d’entre nous ne souhaitons pas aller au fond des choses”, et “Au lieu de chercher à résorber ces antagonismes, nous nous sommes repliés sur une solution de facilité : puisque nous sommes incapables de nous entendre, tentons de vivre sans heurts en faisant preuve de tolérance”, lit-on dans l’article. SI vous tenez cela pour vrai, comment voulez-vous que les choses changent fondamentalement ? Devra-t-on “compter” sur les effets encore plus désastreux du réchauffement climatique ou quelqu’autre catastrophe majeure, pour que les moutons de Panurge accèdent à un niveau de conscience bien supérieur après avoir quitté l’assuétude au divertissement, aux satisfactions bassement matérielles et immédiates, etc. ? Le recours à une “boussole commune” pour “ne pas aller à notre perte” ne pourra selon moi pas être d’actualité, tant qu’une énorme majorité de la population ne deviendra pas conscient des vrais enjeux et charge massivement alors les décideurs politiques, devenus alors de réels et désintéressés “guides” à la vision à long terme, d’y avoir recours : pour moi, suivant tout ce que j’observe et lit, cela ne semble être qu’un rêve inaccessible. Quand on prend toute la mesure des dégâts cumulés et grandissants (que rien ne semble arrêter) du genre humain sur la Nature etc., il est probable qu’il soit déjà en train d’organiser sa propre extinction, pour le plus grand bien des autres espèces (qui souffrent d’une accélération de leur déclin à cause de cette indécrottable habitude). — Je suis quelque peu désespéré, mais en ce qui me concerne, voulant tout de même donner quelque chance à Dieu sait quel miracle, me démarquant de la culture ambiante de la poursuite du court terme j’ai opté (en couple) il y a fort longtemps pour la “simplicité volontaire”, ce qui nous a permis d’effacer plus que notre empreinte grise depuis 2012 et de continuer à vivre selon des principes philosophiques respectueux de tout (autant que possible).
Si je puis dire quelques mots qui me viennent en lisant ces commentaires, c’est que les médias peuvent jouer un grand rôle, ils sont le “vrai pouvoir”, même les politiques les craignent et les ..caressent! Le public pense et choisit dans sa majorité en fonction de ce qui est donné comme information ( le pouvoir de la publicité quand on voit les ventes de voitures!!); il faudrait que les médias ( télés, radios, journaux habituels) soient touchés par ” la grâce”, ou plutôt que des “initiés” de la communication, du Verbe, ayant foi dans l’homme et les pouvoirs de l’esprit, tout ce qui gravite autour des médecines alternatives, guérisseurs, sages, médiums..puissent y avoir accès…et la démultiplication se fera par l’Esprit!
@ Valencia. il n’y a aucune raison “raisonnable” pour que les grands médias “soient touchés par la grâce” ; c’est un voeux pieux et donc inutile, car pour y arriver, il faut tout de même se rendre compte que ce qui les meut, les laquais serviles qu’ils sont pour la plupart d’intérêts cachés, l’autocensure à laquelle ils se livrent, devraient disparaître comme par enchantement. Il faut garder” les pieds sur terre” et faire en sorte que le plus possible de gens recherche plutôt à mettre en oeuvre des moyens pour reprendre et activer leur propre pouvoir. Cela passera(it) par le participatif d’abord local et sur base individuelle volontaire ; sur le plan politique, il faudrait enfin accéder à un système de “démocratie délibérative”, comme en Islande et en Colombie britannique : seuls décident un collectif de citoyens tirés au sort et pour un an. Les hommes politiques ne font alors que mettre en oeuvre. En revanche, je trouve erratique et stérile de lancer des utopies (comme ce souhait que vous formulez par rapport aux médias), dont on sait par avance qu’elles appartiennent et resteront de l’ordre du rêve : cela peut donner bonne conscient, mais nous écarte des effort individuels à faire. Gandhi disait :” Sois le changement que tu veux voir advenir dans le monde” et j’ajouterais même si en l’apparence, ce serait désespéré !