Dialogue tronqué : la condamnation de Delarue et France2 peut faire jurisprudence

Le jugement du 21 septembre 2009 (TGI Paris, 17e Chambre) qui a condamné le producteur/animateur Jean-Luc Delarue et France 2 après la plainte du psychothérapeute belge  Labrique constitue une avancée juridique importante (voir article précédent). Il permet à un plaignant qui a participé à une émission de télévision de faire condamner un animateur qui, au montage, a dénaturé ses propos. Et ce, sans passer par la loi sur la presse mais en alléguant une faute civile. Ouvertures s’est procuré le jugement et l’a analysé.

Baudouin Labrique lors de l´émission de Jean-Luc Delarue.

M. Labrique a emporté une importante victoire concernant le nécessaire respect par les animateurs de télévision, lors du montage final, des propos tenus par les participants à leurs émissions. C’est une avancée qui peut favoriser à l’avenir une meilleure application de la déontologie journalistique.

Le tribunal a condamné la société France Télévisions, d´une part, et Jean-Luc Delarue et la société Réservoir Prod, d´autre part, à payer chacun un euro à Baudouin Labrique, « à titre de dommages et intérêts en réparation des conséquences dommageables de la faute résultant de la suppression au montage » d’une phrase importante pour une bonne compréhension du débat.

Il a également rejeté la demande, engagée par la défense, de « requalification en diffamation [donc sur le fondement de la loi sur la liberté de la presse] de l´action indemnitaire ». Ce point est crucial car il valide la plainte déposée par M. Labrique, ce qui n’aurait pas été le cas si elle avait été déposée « en application des dispositions de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse ». Dans ce cas, en effet, elle aurait pu être annulée tout simplement en raison du délai de prescription de trois mois qui couvre les délits en matière de presse.

Une faute « sans rapport avec une infraction de presse »

En principe, « la liberté d´expression étant un droit constitutionnellement et  conventionnellement garanti, les abus de la dite liberté visant les personnes ne peuvent être réparés que sur le fondement des lois expressément prises pour les réprimer, et spécialement de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse ». Si donc une action en justice relève de cette loi, elle ne peut être engagée « sur le fondement de la responsabilité délictuelle (…) de droit commun ». Sauf si on peut se référer à l’article 1382 du code civil[1] en raison d’une faute « sans rapport avec une infraction de presse ».

En l’occurrence, les juges ont estimé qu’on ne pouvait pas exclure une action fondée sur cet article fameux « notamment au cas où il serait procédé, lors de la retranscription écrite de paroles publiquement prononcées par une personne ou à l´occasion du montage de l´enregistrement qui en a été réalisé, à la dénaturation patente du sens de ces propos, voire en cas d´atteinte publique et manifeste à la dignité d´une personne s´exprimant dans le cadre d´une émission télévisée ou radiodiffusée ».

Bandeau du Forum de l´émission aujourd´hui supprimée.

En quoi donc consistait la phrase tronquée ? Pour comprendre les enjeux, il faut savoir que M. Labrique pensait pouvoir expliquer aux téléspectateurs, en accord avec la collaboratrice de M. Delarue avec qui il avait préparé son intervention à l’émission, en quoi sa « guérison spectaculaire de plusieurs maladies réputées incurables » l’avait conduit à se « former en psychothérapie, pour ensuite exercer ce métier ».

Une « dénaturation fautive » des propos de M. Labrique

Il a pu prouver devant le tribunal, grâce à un petit dictaphone digital ouvert en cours d´émission, « la réalité d´une coupure effectuée au montage d´une partie d´un échange entre lui-même et Jean-Luc Delarue sur la guérison d´une malade atteinte de la maladie de Parkinson ». Juste avant, sur le plateau, « venait d’être évoqué le fait que Baudoin Labrique, qui n´est pas médecin, aurait réussi à guérir des patients d´affections somatiques à la suite d´échanges verbaux à caractère psychothérapeutique permettant “l´expression des ressentis” des malades “par rapport à un événement à partir duquel” ils ont contracté leur maladie ».

Le dialogue litigieux était le suivant, la partie soulignée n´ayant pas été conservée au montage :

« JLD : C’est-à-dire par exemple que cette dame qui avait Parkinson, elle a été guérie ?

BL : Elle s’est guérie…

JLD : Elle s’est …

BL : Certificat médical à l’appui.

JLD : De la maladie de Parkinson ?

BL : Puisque dans le dernier certificat le médecin a mis : “l’hypothétique Parkinson”…

JLD : Ah, peut-être qu’elle l’avait pas Parkinson, alors-là, c’est encore une autre histoire.

BL : Ah non, non, mais justement le problème…

JLD : Je vais demander à Sylvie quel est son avis. Catherine, excusez-moi.

BL : …c’est qu’elle a eu un certificat médical au départ qui stipulait bien qu’elle était parkinsonienne. »

Les juges ont reconnu que « la suppression au montage de cette dernière phrase (…) était susceptible de modifier la compréhension du téléspectateur : cette « dénaturation fautive du sens général de l´échange litigieux, [est] de nature à causer un préjudice au demandeur qui a pu, de ce fait, être perçu par les téléspectateurs comme une personne exagérant ses propres mérites ».

D’où la condamnation de Jean-Luc Delarue, de sa société de production et de la chaîne qui a diffusé ce « dialogue tronqué » à un euro de dommages et intérêts.

En revanche, ils n’ont pas retenu « l´interdiction globale de rediffusion de l´ensemble de l´émission (…) [qui] constituerait une atteinte disproportionnée à la liberté d´expression de l´ensemble des personnes s´étant exprimées dans ce cadre, qui serait dénuée de toute nécessité dans une société démocratique ».

Pas de « manœuvres dolosives » de la part de M. Delarue

De même, ils n’ont pas suivi M. Labrique qui demandait « l’annulation de l´autorisation de tournage et de diffusion » qu’il avait accordée avant l’émission. Le psychothérapeute reprochait à M. Delarue de l’avoir trompé en employant des « manœuvres dolosives », en l’occurrence, en lui promettant le direct pour l’émission alors que celle-ci fut le résultat d’un montage et diffusée en différé. Ce changement, selon les juges, pouvait être « lié à d´autres raisons qu´une volonté de tromper les personnes invitées ».

C’est à tort également que M. Labrique soutenait « qu´il aurait été trompé sur le thème de l´émission ». Il est vrai qu’au départ, le thème annoncé était « les nouvelles communautés religieuses ». Au final, il s’est transformé en “Nouvelles sectes, nouveaux gourous : Sommes-nous tous manipulables ?” Mais les juges, au vu des mails échangés par Réservoir Prod et M. Labrique, ont conclu que ce dernier « avait été exactement informé à ce sujet ».

Enfin, M. Labrique a été débouté de sa demande en réparation d’une seconde « dénaturation de ses propos ». Au cours de l´émission, Jean-Luc Delarue demande à M. Labrique s´il a suivi les formations dispensées par un certain docteur Sabbah.

Baudouin Labrique répond :

“J´ai suivi ses formations pas directement mais de la part de deux de ses élèves euh… il y a une quinzaine d´années à Paris”,

À la suite d´une coupure partielle effectuée au montage, il n´avait été diffusé que cette partie de la réponse :

“J´ai suivi ses formations  euh… il y a une quinzaine d’années à Paris.”  

« Chacun comprend, ont estimé les magistrats, que ce sont bien les enseignements du maître dont il a bénéficié, peu important qu´il les ait reçus directement de sa bouche, ou répétés par deux de ses élèves ». Donc, pas de dénaturation fautive des propos du psychothérapeute belge qui craignait, en conséquence de la présentation qui a été faite de ses paroles, la production d’un « effet d’amalgame » entre lui et ce médecin controversé.

La satisfaction partielle du plaignant

Ce qui nous semble intéressant de retenir, tant pour les journalistes que les avocats et le public, c’est que, en formulant ses griefs, M. Labrique a fait référence à l´article 43-11 de la loi du 30 septembre 1986 relative à la liberté de communication ainsi qu’au cahier des missions et charges de la société France 2 et à la charte de l´antenne de la société France Télévisions.

En reprochant à l’animateur « des propos censurés ou déformés, une atteinte à sa dignité, une violation des principes d´honnêteté et d´objectivité de l´information, une désinformation des téléspectateurs, bref, en se plaignant d´un dommage causé par une faute civile, il n’a caractérisé, « contrairement à ce qui est soutenu en défense, aucune infraction de presse » (loi de 1881). C’est ce qui a permis à sa plainte d’aboutir, même s’il n’a obtenu que partiellement satisfaction, sur la dénaturation avérée et dommageable d’une partie de ses propos.


[1] Tout fait quelconque de l´homme, qui cause à autrui un dommage, oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer.

>> Envoyer un droit de réponse

Les commentaires sont fermés.