Trois affaires récentes en Europe illustrent le conflit persistant entre les principes républicains et les traditions religieuses : la circoncision religieuse des enfants interdite par le tribunal de Cologne (Allemagne) ; le droit syndical dans l’Eglise roumaine validé malgré le refus de cette dernière ; une loi en projet pour interdire l’abattage rituel (Parlement néerlandais).
En Europe, les guerres entre les religions, plus douces que par le passé, sont cependant aujourd’hui doublées d’une confrontation continue entre les lois républicaines et les libertés religieuses (financement de l´école libre, voile islamique, etc.).
1.- L´Allemagne, suivie par la Suisse, envisage l´interdiction de la circoncision religieuse
En Allemagne, de grands rassembelemnts festifs réunissent régulièrement de jeunes musulmans
à l´occasion de circoncisions à la chaîne dans des conditions parfois discutables, selon France 2. |
Rien ne va plus en Allemagne ! La décision du 26 juin 2012 du tribunal de grande instance de Cologne (Allemagne). Elle dit que « le corps d’un enfant [est] modifié durablement et de manière irréparable par la circoncision ». Cette modification est « contraire à l´intérêt de l’enfant qui doit décider plus tard par lui-même de son appartenance religieuse », note ce jugement qui n’interdit pas cet acte à des fins médicales. « Le droit d’un enfant à son intégrité physique prime sur le droit des parents », estime le tribunal.
Cette décision a ouvert un vaste débat dans ce pays qui compte quelque 4 millions de musulmans et une communauté juive de plus de 200 000 personnes.
« Un laïcisme excessif »
Elle est considérée par beaucoup d’intéressés comme un « empiètement du pouvoir civil sur le religieux ». Dans une interview au Monde des religions, le rabbin Yann Boissière, appartenant au Mouvement juif libéral de France, explique qu’elle « témoigne d’un laïcisme excessif, qui devient lui-même une forme de religion. (…) Les parents prennent certes pour [l’enfant] la décision de le circoncire. Mais rien ne l’obligera pour autant, quand il sera en capacité de choisir, à aller à la synagogue ou aux cours d’éducation religieuse. (…) Pour le peuple juif, le sens de [ce rituel] est non seulement religieux, médical, mais aussi identitaire. C’est un signe d’alliance et d’accomplissement : l’homme ne naît pas parfait et le devient à travers ce rituel. Ça ne veut pas dire que la non circoncision marquerait la persistance d’une imperfection. Simplement, il faut savoir reconnaître des peuples différents, tributaires de missions différentes. Celle des Juifs est de reconnaître Dieu et de faire alliance avec lui. La circoncision est la marque de cette alliance ».
Même le gouvernement allemand s’en est ému. Par le biais du porte-parole de la chancelière, il s’est dit « préoccupé » par ce jugement, affirmant qu’il voulait protéger cette pratique au nom de la « liberté des activités religieuses ». Le Bundestag (Parlement) a adopté il y a quelques jours une résolution demandant au gouvernement de déposer un projet de loi pour autoriser cette pratique « pour motif religieux ».
Moratoires en Suisse et en Autriche
Mais les associations de protection des droits de l’enfant montent elles aussi au créneau. Elles réclament un délai de deux ans avant l’adoption d’une nouvelle loi sur la circoncision. Le temps nécessaire, selon elles, pour un débat approfondi entre experts.
La population, elle, est très partagée. Un sondage réalisé pour l’agence de presse DPA révèle que 45% des Allemands sont en faveur d’une interdiction de la circoncision, alors que 42% sont contre (13% ne se prononcent pas).
Et la décision allemande fait tache d’huile. L’hôpital pédiatrique de Zurich (Suisse) a décidé de suspendre les circoncisions d’ordre religieux dans le cadre d’un moratoire, « afin d’évaluer l’aspect juridique et éthique de cette pratique ». En Autriche, une clinique de Graz a décidé de ne plus pratiquer de circoncision et le gouverneur d’une province a demandé aux hôpitaux publics de sa région de suspendre cette pratique, même pour raisons religieuses. La communauté juive, la communauté islamique d’Autriche et les évêques catholiques et luthériens ont lancé un appel œcuménique au gouvernement de Vienne pour qu´il publie « un engagement clair sur la liberté religieuse et la légalité de la circoncision ».
2.- En Roumanie, l´Eglise doit accepter la syndicalisation de ses “salariés”
Autre affaire d’importance : la Cour européenne des droits de l’homme a déclaré contraire à la liberté syndicale le refus par l’Église orthodoxe roumaine d’enregistrer un syndicat formé dans son clergé : « [Ce refus] viole en effet l’article 11 (liberté de réunion et d’association) de la Convention européenne des droits de l’homme » (arrêt du 31 janvier 2012/affaire Sindicatul Pastorul cel Bun c. Roumanie/requête n° 2330/09).
L’affaire concernait un syndicat (Pastorul cel Bun) fondé le 4 avril 2008 par des membres du clergé roumain et du personnel laïc de l’Église orthodoxe et son enregistrement sur le registre des syndicats. Le but du syndicat, figurant dans son statut, est la défense des droits et des intérêts professionnels, économiques, sociaux et culturels des clercs et des laïcs membres du syndicat dans leurs rapports avec la hiérarchie de l’Église et le ministère de la culture et des cultes.
En Roumanie, précision importante, le financement de la rémunération des membres du clergé est assuré majoritairement par l’État et ils bénéficient du régime général des assurances sociales.
Le représentant de l’Archevêché s’opposa à la demande d’inscription sur le registre des syndicats. Selon lui, le statut interne de l’Église orthodoxe interdit la création de toute forme d’association sans l’accord préalable de l’archevêque. Le ministère public répondit que la création du syndicat était conforme à la loi et que le statut interne de l’Église ne pouvait pas l’interdire, les prêtres et les laïcs concernés étant tous employés par l’Église et ayant, à ce titre, le droit de s’associer pour défendre leurs droits.
En mai 2008, le tribunal ordonna l’inscription de Pastorul cel Bun au registre des syndicats, lui conférant du même coup la personnalité morale. Pour lui, les membres du syndicat étaient employés en vertu d’un contrat de travail et, dès lors, leur droit à se syndiquer ne pouvait pas être subordonné à l’obtention préalable de l’accord de leur employeur.
Religion versus liberté d´association
L’Archevêché forma un pourvoi contre ce jugement, soutenant que la liberté de religion et l’autonomie des communautés religieuses garanties par la Constitution ne pouvaient s’effacer devant la liberté d’association syndicale. Juillet 2008, le tribunal départemental annula le jugement rendu en première instance, arguant que la notion de syndicat n’était pas prévue dans le statut de l’Église orthodoxe, en vertu duquel la création et la gestion des associations religieuses étaient « subordonnées à la bénédiction du synode de l’Église ».
Il estima que si un syndicat venait à être créé, la hiérarchie de l’Église serait obligée de collaborer avec un nouvel organisme étranger à la tradition et aux règles canoniques de prise des décisions.
Quelle autonomie pour l’Église ?
Invoquant l’article 11, le syndicat en question allégua que le rejet de sa demande avait porté atteinte au droit de ses membres de fonder des syndicats. Il introduisit une requête devant la Cour européenne des droits de l’homme le 30 décembre 2008, qui a rendu sa décision en janvier 2012.
« La place particulière, dont est consciente la Cour, qu’occupe la religion orthodoxe en Roumanie, explique la CEDH dans un communiqué, ne saurait à elle seule justifier le refus d’enregistrement, d’autant que le droit des employés de l’Église orthodoxe de se syndiquer a déjà été reconnu par les juridictions roumai
es. Si cette reconnaissance est ant&e
cute;rieure à l’entrée en vigueur du statut de l’Église orthodoxe, il n’en reste pas moins que deux syndicats ont pu être créés au sein du clergé orthodoxe sans que cela ne soit jugé illégal ou incompatible avec le régime démocratique. »
Cette affaire a beaucoup ému les Eglises, à tel point qu’un séminaire d’étude a été organisé le 7 juin 2012 à Strasbourg autour de cette question : « L’autonomie de l’Église dans la jurisprudence récente de la Cour européenne des droits de l’homme ».
3.- Aux Pays-Bas, bientôt une nouvelle loi sur l´abattage rituel
Sur Euronews, la communauté juive se dit “très choquée” par la nouvelle loi contre l´abattage rituel. |
Enfin, aux Pays-Bas, la question est désormais officiellement posée : « Quelles sont les limites adéquates de la liberté religieuse ? » Pour Marianne Thieme, dirigeante du Parti pour les Animaux, la réponse est simple : « La liberté de culte s’arrête là où commence la souffrance humaine ou animale ».
Le Parti pour les Animaux, le seul parti militant pour le droit animal représenté au sein d’un parlement national, a proposé en 2011 une loi exigeant que tous les animaux soient assommés avant l’abattage. Pour les dirigeants musulmans et juifs, c’est une menace pour leur liberté de culte, dans la mesure où leur doctrine religieuse interdit de consommer la viande de bêtes qui n’auraient pas été conscientes au moment de leur mise à mort.
Liberté de culte contre souffrance animale
Le parlement néerlandais a laissé un an à ces dirigeants pour prouver que les méthodes d’abattage prescrites par leur religion ne causent pas davantage de souffrance qu’une mise à mort précédée d’un assommage. S’ils n’y parviennent pas, l’exigence d’assommage avant l’abattage entrera en vigueur.
« Notre communauté juive est très choquée, a réagit Raphael Evers, rabbin de Rotterdam. On est implanté ici aux Pays-Bas depuis 400 ans et on considère cette nouvelle loi contre l’abattage rituel comme une atteinte à nos droits religieux constitutionnels. »
Même réaction chez les musulmans : « Si la loi passe, tout ce qui nous reste c’est manifester, dit Abdulfatteh Ali-Salah, de la société Halal Correct. Et c’est ce que nous ferons. Les musulmans et les juifs protesteront en masse contre cette loi ».
Pour Peter Singer, professeur de bio-éthique à Princeton, « l’interdiction de l’abattage rituel d’animaux n’empêche ni les juifs ni les musulmans de pratiquer leur culte. Au cours du débat sur la proposition du Parti pour les Animaux, le rabbin Binyomin Jacobs, grand rabbin des Pays-Bas, a déclaré devant le parlement : “Si plus personne ne peut procéder à un abattage rituel aux Pays-Bas, nous cesserons de consommer de la viande”. Et c’est bien évidemment ce que devrait faire quiconque adhère à une religion qui préconise un abattage moins humain que les procédés offerts par la technique moderne »…
> De nombreux rites religieux sont basés sur une interprétation littérale des textes : conditions d´abattage des animaux, permanence de la circoncision. Parallèlement aux traditions, de nature figée, les droits de l´homme ont beaucoup progressé dans les consciences et dans les textes législatifs. Il en résulte un choc des valeurs, où la liberté de culte vient contredire le nécessaire respect de l´intégrité physique des enfants, ou encore le bien-être animal (de la même manière cependant que l´élevage intensif, contre lequel s´indignent aussi les associations…). Ces intrusions du droit républicain dans la pratique religieuse donnent l´occasion aux pratiquants de réfléchir sur la portée éthique de leur rites. Liberté de culte ne signifie pas zone de non droit.
> Voir aussi [Ouvertures] Douleur des animaux d´élevage : comment l´identifier et la mesurer ?