Petit rappel historique : le 30 juin 1988, une prestigieuse revue scientifique – Nature – publie un scoop : l’eau serait capable de garder le “souvenir” de molécules dissoutes qu’elle avait contenues, et cela sans que la moindre trace de la molécule soit présente dans l´eau ! D’où l’expression la « mémoire de l’eau », expression qui a fait couler… beaucoup d’encre.
L’auteur de l´article, Jacques Benveniste, est un chercheur réputé. Médecin et biologiste, directeur d´une unité de recherche à l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm, Unité 200 à Clamart), il est entre autres le découvreur d´une molécule appelée PAF-acéther, un des principaux médiateurs de l´inflammation.
Pour les partisans de l´homéopathie, la découverte est inespérée : si l´eau diluée à l´extrême, jusqu’à ne plus rien contenir de la molécule, peut quand même avoir un effet, cela justifierait le mécanisme d´action des médicaments homéopathiques.
Les hypothèses fleurissent. S’agit-il d’un nouvel état de la matière ? A-t-on découvert un nouveau mécanisme de communication cellulaire ?
Vers la biologie numérique ?
Mais l’histoire se complique : la revue Nature envoie dans le laboratoire une équipe d’enquêteurs dont la composition surprenante (notamment l’illusionniste sceptique américain Randi) et les méthodes inhabituelles dans le monde scientifique choquèrent même certains de ceux qui n’étaient pourtant pas favorables aux thèses que défendait le chercheur.
Dans les années qui suivent, Jacques Benveniste donne à la « mémoire de l’eau » des développements encore plus étranges dont les principaux avatars furent la « transmission électromagnétique » et la « biologie numérique ».
Le « chercheur maudit » (malgré l’extrême rigueur de sa démarche, il est traité d’imposteur et d’illuminé) croit en sa découverte : « Place maintenant à la biologie de l’information, du signal moléculaire rapide comme la lumière, numérisable ». Il en espère une myriade d’applications, comme des détecteurs de pollutions, des médicaments et des vaccins électromagnétiques pouvant être copiés sur disque dur ou transmis par internet, etc.
Il finit par être évincé de l’Inserm avant de continuer ses investigations sur fonds privés puis de disparaître le 3 octobre 2004.
Francis Beauvais chez Benveniste
Francis Beauvais : « Un échantillon d’eau sensé ne pas avoir d’effet et qui produit quand même un effet, c’est intriguant ! ».
Photo : JL ML.
|
Entré en 1984 comme étudiant en thèse dans le laboratoire de Jacques Benveniste après des études de médecine et de biologie, Francis Beauvais, aujourd’hui rédacteur médical pour l’industrie pharmaceutique, partage d’abord une partie de son temps avec l’équipe « hautes dilutions » du chercheur. C’est pendant cette période qu’a lieu l’« affaire Nature » qu’il relate en détails dans un premier récit (1) . Parti en 1992 vers d’autres horizons, il a ensuite l’opportunité de travailler de 1996 à 2000 à proximité immédiate de l’équipe de J. Benveniste. Sans faire partie de l’équipe mais ayant conservé des liens amicaux avec l’ensemble de ses membres, il est dans une « position privilégiée » pour observer les expériences étonnantes de ses anciens collègues, prêtant à l’occasion main-forte pour une expérience « à l’aveugle ».
Pour Francis Beauvais, il s’est « vraiment passé quelque chose » lors des expériences menées par Benveniste. Et ce quelque chose n’a pas d’explication selon les lois physiques classiques.
Vu les précautions prises, toute idée de fraude peut être exclue.
« Il s´est vraiment passé quelque-chose ! »
Bien que plusieurs systèmes biologiques aient été utilisés par Benveniste et son équipe, le plus spectaculaire est l´appareil de Langendorff qui utilise un coeur de cobaye perfusé en continu par du sérum physiologique. Le sérum irrigue les artères coronaires et est recueilli dans des tubes qui défilent sous le coeur, à raison d´un par minute. On peut ainsi visualiser les variations de débit. Le débit reste constant tant que rien n´est injecté dans le sérum, augmente ou diminue quand on injecte des produits actifs.
Ce qui s´est passé, c´est que des produits supposés inactifs pour la science officielle ont fait réagir les coeurs de manière reproductible, au moins tant que la nature des produits injectés était connue de l´expérimentateur. Parce que dès que les manips étaient faites à l´aveugle, ça ne marchait plus aussi bien.
Malgré ses efforts continus pour éliminer toutes les causes imaginables de biais, jusqu´à construire un robot complètement automatique avec lequel l´expérimentateur n´avait plus qu´à appuyer sur un bouton pour démarrer le cycle d´expériences, Benveniste a toujours buté sur le fait que les effets n´étaient démontrés que lorsqu´il maîtrisait les expériences de A à Z, avec ses expérimentateurs à lui et des échantillons “ouverts” ou codés par des familiers qui s´impliquaient dans l´expérience.
– Avec les coeurs, dès que les échantillons à tester étaient codés par des personnes qui restaient extérieures au “cercle expérimental”, le système biologique ne répondait plus de manière cohérente : des contrôles supposés inactifs pouvaient se montrer actifs, alors que des produits qui étaient actifs en “ouvert” ne l´étaient plus.
– Avec le robot, qui effectuait lui-même le codage, le système répondait comme prévu tant que l´expérimentateur habituel de Benveniste était là, mais après le départ de Benveniste et de son équipe, il n´y a plus eu aucun effet, ni avec les produits supposés actifs, ni avec les témoins.
Éric Lombard
Francis Beauvais : « Tout se passe comme si le résultat réellement observé au cours de l’expérience dépend de ce qui est attendu par l’expérimentateur ».
Photo : JL ML.
|
Une conclusion générale, selon lui, s’impose à la lecture des faits, une conclusion que s’était refusé de tirer Jacques Benveniste : « Tout se passe comme si le résultat réellement observé au cours de l’expérience dépend de ce qui est attendu par l’expérimentateur. » Ou, en d’autres termes, « il existe une corrélation entre l’état mental et les a priori de l’expérimentateur et les résultats fournis par le système expérimental ».
« Comme le chat du Cheshire »
Difficile à croire ?
Lui-même a du mal à prononcer cette formulation qui pourrait laisser croire à l’existence de liens, d’influences plus ou moins magiques entre la pensée de l’observateur et l’objet de son étude. Ce serait la porte ouverte à la parapsychologie, à des conceptions faisant intervenir des forces occultes incontrôlables et invérifiables.
Pourtant, dans un deuxième ouvrage(2) récemment paru, Francis Beauvais expose et développe cette vision des choses. Benveniste ayant été un scientifique de talent, ses manipulations sur la paillasse ne peuvent être traitées par le mépris ou tout simplement ignorées, comme c’est le cas aujourd’hui. Elles méritent une explication. Mais pas forcément selon la grille de lecture de leur concepteur initial.
« Comme le chat du Cheshire dans Alice au Pays des Merveilles, suggère Francis Beauvais, les “phénomènes liés à la mémoire de l’eau” avaient une fâcheuse tendance à s’évanouir dès lors que l’on cherchait à les “localiser” trop précisément. N’en restait plus alors que le “sourire”, promesse de futurs résultats censés être définitifs mais également source de nouvelles désillusions ».
Renoncer à la « mémoire de l’eau »
Pour Francis Beauvais, il faut renoncer à l’hypothèse de la “mémoire de l’eau” telle qu’envisagée par Jacques Benveniste. Car celle-ci repoussait toujours à des tests ultérieurs l’essai crucial qui aurait permis de démontrer que, structurellement, l’eau conservait l’information électromagnétique de la molécule que cette information soit le résultat d’une « haute dilution » ou d’une « transmission ».
Il y a bien un effet, tangible, mesurable, qui apparaît au cours de l’expérience, mais cet effet ne peut être analysé comme une « structuration de l’eau » : « Le fait scientifique qui émerge de la “mémoire de l’eau” serait donc celui-ci : les expériences marchaient tant qu’on ne cherchait pas à les utiliser dans un dispositif qui aurait permis de transmettre une information ».
Car alors des « discordances cohérentes » (4) se font jour, malgré les corrélations établies entre la cause supposée (un échantillon d’eau censé avoir été « informé ») et le résultat du test.
Il y a bien une réponse du système biologique mais cette réponse apparaît étonnamment monotone : la sensibilité du système pour détecter le signal hypothétique et l’amplitude de la réponse ne semblent pas dépendre du support physique du « message » et de la nature de ce dernier. Surtout, si l’on souhaite « communiquer » avec un observateur complètement « extérieur » au dispositif expérimental dans son ensemble pour utiliser les corrélations constatées, celles-ci s’estompent.
C’est ce qui s’est produit de nombreuses fois, empêchant l’équipe de Benveniste de faire reconnaître sa démarche par des observateurs externes.
Cela peut paraître totalement farfelu. On peut comprendre que l’échec de la preuve ait été attribué généralement à des soupçons de fraude, d’artefacts ou de biais de procédure.
Une interprétation « quantique »
Francis Beauvais, qui ne peut plus douter qu’il s’est réellement passé quelque chose de troublant à Clamart, a peu à peu élaboré une interprétation originale qui « colle » avec les résultats de Benveniste. Celle-ci fait appel à des notions empruntées à la physique quantique.
A l’échelle de l’infiniment petit, la matière n’est plus composée d’objets localisés avec précision, mais d´entités dont les propriétés sont régies par des lois de la probabilité. L´observateur fait cesser la superposition d´états tous probables. Avant l´observation, le chat de Schrödinger(5) est à la fois vivant et mort, après, il est l´un ou l´autre. L´observateur fige la particule en l´un de ses états probables.
C’est ce rôle privilégié de l’observateur en physique quantique qui a conduit Francis Beauvais à recourir à cette dernière pour accepter de penser que les résultats concernant les expériences de Benveniste dépendent plutôt de « l’idée qu’on se fait de ce que devraient être les résultats de l’expérience ».
Francis Beauvais évoque également la non-séparabilité ou non-localité, phénomène de la physique quantique qui a pour conséquence que deux particules corrélées (jumelles) ne forment plus qu’une seule entité, toute action sur l’une ayant un effet instantané sur l’autre, quelle que soit la distance qui les sépare.
Ainsi, la « configuration cérébrale » des expérimentateurs, dans le cas des « phénomènes de Clamart », serait liée par un « canal quantique » avec l’état final attendu. Non pas une influence dans le sens causal du terme, mais une relation d’unité entre les deux, entre l’état mental (c´est-à-dire une configuration cérébrale donnée) et le résultat.
« Tout éventuel fantasme d’un “pouvoir” que pourraient conférer les corrélations non-locales à celui qui les maîtriseraient doit être oublié, précisément à cause de cette absence de relation de cause à effet, prévient Francis Beauvais. Les phénomènes non-locaux ne permettent pas d’agir, car agir et ne pas agir selon un ordre donné autoriserait la transmission d’informations, ce que récuse formellement la non-localité. En revanche, habilement utilisés, les phénomènes non locaux peuvent permettre de corréler des événements ».
Réenchanter le monde
D’où l’aspect très « perturbant » et « frustrant » des découvertes de Benveniste : la très grande difficulté à « prouver » (qui implique une relation de cause à effet) : « L’observateur se réjouit de constater que ses idées sont confirmées par ce qu’il perçoit ; ce qu’il perçoit n’est toutefois que le reflet de ses propres idées dans le “miroir de l’eau”. Lorsqu’il cherche à en convaincre d’autres observateurs, c’est l’échec si ces derniers cherchent à vérifier en restant “extérieurs” au système car les corrélations non-locales n’autorisent pas la transmission des informations qui permettraient d’établir l’existence d’une relation causale. […] Faire émerger des corrélations non-locales nécessite des observations minutieuses et empathie avec l’objet “observé”. Le « je » conscient n’est alors plus séparable de ce qu’il observe. Il faut être bien conscient que ces considérations sapent d’une certaine façon le caractère supposé universel de la démarche expérimentale classique qui postule l’indépendance entre l’observateur et son sujet d’étude ».
On comprend pourquoi les expériences de Benveniste restent très mal reçues dans la communauté scientifique mécaniste. Etudiées honnêtement, elles obligent à sortir des schémas classiques véhiculés, y compris en biologie, depuis des décennies. Ce qui est difficile, même à une tête scientifique…
Reste encore à valider l’hypothèse avancée par Francis Beauvais, en effectuant d’autres expériences pour vérifier si dans certaines situations expérimentales des corrélations non-locales peuvent surgir, établissant ainsi des corrélations entre les attentes ou les aprioris de l’expérimentateur et les résultats observés. Ou en recensant, par exemple, des observations similaires qui auraient déjà été faites en d’autres domaines mais qui n’auraient pas été poursuivies parce que trop étranges.
Pour Francis Beauvais, la « focalisation sur l’eau et la fascination qu’elle exerce [ont] détourné l’attention d’un autre phénomène encore plus captivant et inattendu », grâce auquel « nous pouvons espérer réenchanter le monde ».
» Une interview de Jacques Benveniste.
» Le site de Francis Beauvais.
———-
(1) F. Beauvais, L’Âme des molécules, Collection Mille Mondes, 2007.
(2) F. Beauvais, A travers le miroir, au-delà de la « mémoire de l’eau », Collections Mille Mondes, 2008.
(3) Tous ne renoncent pas : le professeur Luc Montagnier, co-découvreur du virus du sida, a déposé deux brevets, au nom de sa société Nanectis Biotechnologies, faisant appel à la mémoire de l’eau. Un ancien collaborateur de Benveniste, Jamal Aissa, travaille d’ailleurs avec lui.
(4) Des « diableries ! » s’exclamait parfois à leur sujet Jacques Benveniste.
(5) L´expérience du chat de Schrödinger fut imaginée en 1935 par le physicien Erwin Schrödinger, afin de mettre en évidence des lacunes supposées de l´interprétation de Copenhague de la physique quantique.