Vous pensez que faire parler Kant de sélection naturelle constitue un anachronisme ? Lisez donc ce qui suit, si vous la prose du grand philosophe ne vous effraie pas.
Kant publie sa Critique de la raison pure, en 1790, il a 63 ans. Charles Darwin naît 19 ans plus tard, en 1809, et publie son célèbre ouvrage, l’Origine des espèces, en 1859, soit 69 ans après la publication de la Critique. Beaucoup, aujourd’hui, pensent que Darwin est l’«inventeur» de la sélection naturelle, ce qui est faux. En fait, il a été le premier, avec son collègue Wallace, à rassembler en une théorie structurée et synthétique une multitude d’observations et de pensées émises depuis longtemps.
En effet, de nombreux auteurs avaient déjà proposé cette idée d’une évolution des espèces dans le temps.
Dans le chapitre Méthodologie de la faculté de juger téléologique de la Critique de la raison pure, Kant développe même l’idée d’une façon étonnamment proche de celle de Darwin. Mais, à l’opposé de ce dernier, il vise à montrer que l’idée d’une descendance commune des êtres vivants n’est intelligible que dans le cadre d’un finalisme de la nature, c’est-à-dire d’une pensée qui donne un sens du début de la création à sa fin. Tout en précisant bien que ce finalisme ne peut être qu’opérationnel, méthodologique. Il est impossible, selon lui, de le déclarer ontologique, constitutif de la nature. Du moins dans le cadre de la réflexion scientifique.
Kant entame ainsi, en y apportant une solution originale et toujours valide, le débat qui perdure encore de nos jours entre les tenants d’une finalité de la nature (créationnisme, dessein intelligent) et ceux du hasard et de la nécessité (Monod, matérialisme).
Attention : comme pour beaucoup de textes de Kant (et en général, des philosophes allemands de cette époque), il faut s´accrocher pour lire jusqu´au bout. Prenez votre respiration avant de vous engager…
De la nécessaire subordination du principe du mécanisme au principe téléologique dans l´explication d´une chose comme fin naturelle
« (417) Le droit d´aller à la recherche d´un mode d´explication simplement mécanique pour tous les produits de la nature est en soi totalement illimité ; mais le pouvoir d´y arriver selon cette seule démarche est, en vertu de la constitution de notre entendement, en tant qu´il a affaire à des choses considérées comme des fins naturelles, non seulement très borné, mais aussi clairement limité : tant et si bien que, d´après un principe de la faculté de juger, on ne peut aucunement aboutir, par la seule première méthode, à l´explication de ces choses, et que par conséquent l´appréciation de tels produits doit inévitablement, toujours, être en même temps subordonnée par nous à un principe téléologique.
(418) Il est dès lors raisonnable, et même méritoire, de suivre le mécanisme naturel, pour parvenir à une explication des produits de la nature, aussi loin qu´il est possible d´aller avec vraisemblance, et même de ne pas renoncer à cette tentative parce qu´il serait en soi impossible de rencontrer sur son chemin la finalité de la nature, mais parce que c´est impossible pour nous, en tant qu´êtres humains ; il y faudrait en effet une autre intuition que l´intuition sensible et une connaissance déterminée du substrat intelligible de la nature, à partir de quoi précisément pourrait être indiqué un fondement du mécanisme des phénomènes d´après des lois particulières, ce qui, dépasse entièrement notre pouvoir.
Pour que le chercheur dans le domaine des sciences de la nature ne travaille donc pas en pure perte, il lui faut, dans l´appréciation des choses dont le concept comme fins naturelles est fondé de manière indubitable (les êtres organisés), placer toujours au fondement une organisation originaire qui se sert de ce mécanisme lui-même pour produire d´autres formes organisées ou pour développer la sienne en des formes nouvelles (qui cependant s´ensuivent toujours de cette fin, et conformément à elle).
Il est louable de parcourir, par l´intermédiaire d´une anatomie comparée, la vaste création des natures organisées, pour voir s´il ne se trouve pas là quelque chose qui ressemble à un système, et cela d´après le principe même de la génération —sans qu´il nous soit nécessaire de nous en tenir au simple principe de l´appréciation (lequel n´apporte aucun éclairage / pour la compréhension de leur production) et de renoncer en ce domaine, par découragement, à une compréhension de la nature. La manière dont de si nombreuses espèces animales s´accordent dans un certain schéma commun qui semble être, non seulement à la base de leur squelette, mais aussi de l´agencement des autres parties, où une simplicité admirable du plan a pu produire, par le raccourcissement d´une partie et l´allongement d´une autre, par l´enveloppement de celle-ci et le développement de celle-là, une si grande diversité d´espèces, fait surgir dans l´esprit un rayon d´espoir, certes faible, mais en vertu duquel on pourrait bien arriver, dans ce domaine, à quelque résultat avec le principe du mécanisme de la nature, sans quoi il ne saurait y avoir au demeurant en général aucune science de la nature.
Cette analogie des formes, dans la mesure où, malgré toute la diversité qu´elles présentent, elles semblent être produites conformément à un modèle originaire commun, fortifie la présomption d´une parenté réelle qui existerait entre elles dans la production par une mère primitive commune, cela à travers la manière dont les espèces animales se rapprochent graduellement les unes (419) des autres, depuis celle où le principe des fins semble être le mieux établi, à savoir l´homme, jusqu´au polype, et même de celui-ci jusqu´aux mousses et aux lichens, et enfin jusqu´au plus bas degré qui nous soit connu de la nature, jusqu´à la matière brute : c´est de celle-ci et de ces forces que semble provenir selon des lois mécaniques (semblables à celles d´après lesquelles elle agit dans les cristallisations) toute la technique de la nature, qui nous est, dans les êtres organisés, si incompréhensible que nous nous croyons tenus de penser pour en rendre compte un autre principe.
Il est donc loisible ici à l´archéologue de la nature de faire surgir à partir des traces subsistantes des plus anciennes révolutions de la nature, d´après tout le mécanisme qu´il en connaît ou qu´il lui prête, cette grande famille de créatures (car ainsi faudrait-il se la représenter si cette parenté globale dite universelle doit avoir quelque fondement). Il peut faire naître du sein de la terre, qui venait de sortir de son état chaotique (semblable à un grand animal), d´abord des créatures de forme faiblement finalisée, et de celles-ci à leur tour d´autres qui se seraient formées d´une façon plus appropriée à leur lieu de reproduction et à leurs relations mutuelles ; jusqu´à ce que cette matrice elle-même, comme raidie, se soit sclérosée et ait limité ses productions à des espèces déterminées, non exposées à dégénérer ultérieurement, et que la diversité reste telle qu´elle s´était mise en place à l´issue de l´opération de cette féconde force formatrice. Simplement l´archéologue de la nature doit-il à cette fin attribuer à une telle mère universelle une organisation qui, vis-à-vis de toutes ces créatures, possède une dimension de finalité, vu que, dans le- cas contraire, la forme finalisée des produits du règne animal et du règne végétal ne se pourrait aucunement penser dans sa possibilité*. Dès lors (420), il n´a toutefois fait que situer plus loin le fondement de l´explication et ne peut prétendre avoir rendu la production de ces deux règnes indépendante de la condition des causes finales.
Même en ce qui concerne la transformation à laquelle certains individus des espèces organisées sont accidentellement soumis, elle ne peut être appréciée comme il convient, si l´on observe que leurs caractéristiques ainsi transformées deviennent héréditaires et se trouvent intégrées dans la force de reproduction, autrement que comme un développement occasionnel d´une disposition finale originellement inscrite dans l´espèce en vue de son autoconservation : car la production de son semblable, du fait de la finalité interne complète d´un être organise, est intimement liée à la condition de ne rien admettre dans la force de reproduction qui n´appartienne aussi, au sein d’un tel système de fins, à une des dispositions originellement non développées. Si l´on s´écarte en effet de ce principe, on ne peut savoir avec certitude si plusieurs éléments de la forme pouvant maintenant se rencontrer dans une espèce ne pourraient pas être d´une origine tout aussi contingente et dépourvue de fin ; et le principe de la téléologie – savoir : dans un être organisé, n´apprécier comme dépourvu de finalité rien de ce qui se conserve dans sa reproduction – ne pourrait que devenir par là fort peu fiable dans l´application et, inévitablement, il ne vaudrait que pour la souche primitive (que, toutefois, nous ne connaissons plus). »
* Une hypothèse de ce type se peut nommer une aventure audacieuse de la raison ; et il doit y avoir, même parmi les plus pénétrants. bien peu de chercheurs, dans le domaine des sciences de la nature, dont une telle idée n´ait pas parfois traversé l´esprit. Car la chose n´est pas aussi absurde que la generatio aequivoca, par laquelle on entend la production d´un être organisé par le mécanisme de la matière brute inorganisée. Ce serait en fait toujours une generatio univoca au sens le plus général du terme, dans la mesure où quelque chose d´organique uniquement serait produit à partir d´un autre être organique, bien qu´il s´agisse, au sein de ce genre, d´êtres spécifiquement différents – comme si, par exemple, certains animaux aquatiques se transformaient peu à peu en animaux de marécages et à. partir de là, après quelques générations, en animaux terrestres. A priori, selon le jugement de la simple raison, cela n´est pas contradictoire. Simplement, aucun exemple n´en est fourni par l´expérience, d´après laquelle bien plutôt toute production que nous connaissions est generatio homonyma, et non pas simplement univoca, par opposition à la production à partir d´une matière inorganisée, mais va jusqu´à donner naissance à un produit qui est semblable, dans son organisation même, à son producteur, tandis que la generatio heteronyma, si loin que s´étende notre connaissance empirique de la nature, ne se rencontre nulle part.
» Kant, Critique de la raison pure – Appendice – Méthodologie de la faculté de juger téléologique, § 80, Aubier, Paris, 1995.
Dieu-Darwin : un débat toujours actuel
A l’approche du bicentenaire de la naissance de Darwin (2009) et du cent-cinquantenaire de la publication de son ouvrage L’Origine des espèces, les partisans d’une conception matérialiste de la nature (qui éradique tout anthropomorphisme et toute idée d’un Créateur à la source de l’Univers) et ceux, au contraire, d’un sens prédéterminé à l’Univers (qui pense qu’un Esprit créateur a voulu et le monde et l’homme) fourbissent leurs arguments, voire leurs armes. Des manifestations, des colloques, des livres vont se multiplier à l’approche de ces célébrations.
Voici un livre de Fernand Comte, diplômé de théologie et professeur de lettres. F. Comte est l´auteur de nombreux ouvrages sur la mythologie, la philosophie et les religions. Le titre de son livre est un peu trompeur, dans la mesure où le fameux débat n’apparaît qu’au milieu de l’ouvrage. L’auteur balaie d’abord sur 150 pages l’histoire des grands mythes créateurs avant d’exposer la querelle du darwinisme dans ses grandes lignes, sans apporter grand-chose de nouveau.
Sa position est assez ambiguë, car philosophiquement difficilement tenable. En effet il n´explique pas comment il passe d’un soutien sans faille à la théorie darwinienne telle qu’elle est aujourd’hui généralement partagée à une plaidoirie tout aussi appuyée envers la proposition spiritualiste de Teilhard de Chardin, tout en balayant d’un revers de main les créationnistes et les tenants du Dessein intelligent.
» F. Comte, Dieu et Darwin ; débat sur les origines de l’homme, JC Lattès, Paris, 2008.
Dieu n´en finit pas de mourir
« Le Dieu des déistes est sûrement un progrès par rapport au monstre de la Bible. Malheureusement il n´y a pas beaucoup plus de chances qu´il existe, ou qu´il ait jamais existé. Dans l´une ou l´autre de ses formes, l’hypothèse de Dieu est inutile. »
Cette citation est extraite du dernier livre de Richard Dawkins, éthologiste britannique, vulgarisateur et théoricien de l´évolution. Et grand pourfendeur des religions devant l’Eternel… Ce pamphlet, car c’en est un, connaît un extraordinaire succès : plus de deux millions d’exemplaires déj&agrav
; vendus dans le monde !
Pour Dawkins, auteur du concept de « gène égoïste » qui a fait fortune, Darwin et sa théorie de l’évolution suffisent très bien à expliquer le monde : « La tentation est naturelle d’attribuer l’apparence d’un dessein à un dessein réel. [Mais] c’est une fausse tentation car l’hypothèse du concepteur soulève aussitôt le problème plus grand du concepteur du concepteur. Tout notre problème de départ était celui d’expliquer l’improbabilité statistique. Il n’y a à l’évidence pas de solution pour postuler une chose encore plus improbable. Nous avons besoin d’une grue, pas d’un crochet céleste, car seule une grue peut faire ce travail qui consiste à monter graduellement et de façon plausible de la simplicité à la complexité qui sinon serait improbable ».
Un détail, mais qui a son importance : Darwin ni la théorie sélective ne proposent d’explication à l’émergence du monde. Et tous les écrits du naturaliste britannique, sur ce point, se réfèrent à un Créateur comme cause première. Si l’on accepte l’évolution, on n’en explique pas pour autant le fait qu’il y ait quelque chose plutôt que rien.
Sur la question de l´origine, l´hypothèse darwinienne n´est donc pas plus plausible que celle d´un Créateur…
>> Richard Dawkins, Pour en finir avec Dieu, R. Laffont, Paris, 2008.
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